Le mot pastilla évoque ce délicieux feuilleté a base de pigeons, d’oignons, d’amandes et d’œufs, ou se mêlent le sucré et le salé dans un parfum de cannelle et de safran. Un petit soupçon de ras-e- hanout peut-être ajouté, mais attention, pas n’importe quel ras-el-hanout! Ici, nous parlons de ce mélange d’épices typiquement marocain dont seuls les anciens épiciers (attarine) détiennent les secrets, le ras-el-hanout qui est un mélange d’au moins vingt-sept épices. Celui, typique des villes impériales, ou s’unissent cantharide, boutons de roses, baies de belladone, maniguette et autres épices aux noms tout aussi exotiques.

 

La pastilla, ou l’image même du raffinement de l’art culinaire fassi. Ce met qui évoque Fès, la magnificence de ses demeures, ses ruelles mystérieuses, la beauté de ses monuments, les odeurs du quartier d’el-attarine (des épiciers) et les secrets de son histoire.

Lalla Khadija, charmante dame âgée qui a accepté de nous parler de l’art culinaire fassi raconte :  »Autrefois, à Fès, la pastilla était présente à toutes les grandes occasions. Aucune famille n’oubliait de préparer la pastilla aux pigeons et aux amandes et toutes les femmes de la famille se réunissaient pour préparer ce plat exquis. Certaines s’occupaient de faire cuire la sauce aux pigeons, d’autres de monder les amandes, de les griller puis de les concasser à l’aide du mortier, el mehraz. D’autres s’absorbaient dans la préparation de la warqa, et d’autres s’activaient à monter la pastilla. Et ca, c’est el weqt dial zman (le temps ancien) qui ne revient pas. »

 

Mais d’où vient la pastilla?

 

On a souvent pensé, à tort, que la pastilla serait une préparation d’origine arabo-andalouse, théorie basée sur la similarité du mot bastéla en dialecte marocain, et le mot espagnol pasteles, et qui veut dire  »pâtisserie ».

Mme Paula Wolfert, ainsi que plusieurs spécialistes de l’art culinaire marocain, sont en désaccord avec cette théorie. Les mots bastéla et pasteles sont similaires, mais il n’existerait aucune analogie dans la définition.

Rappelons que le mot pastilla n’est mentionné dans aucuns des livres de cuisine arabo-andalouse connus. Rudolf Grewe, un chercheur en cuisine hispano-mauresque, a supposé que le plat nommé Jûdhaba dans le traité anonyme de cuisine andalouse serait l’ancêtre de la pastilla marocaine au poulet et aux amandes. Mais comment la Jûdhaba aurait-elle changé de nom pour devenir Bastéla? Il est très possible que le mariage du sucré-salé soit un héritage de la Jûdhaba, mais nous sommes tentés d’écarter l’hypothèse de Mr Grewe pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, à Tétouan, ville typiquement arabo-andalouse, la pastilla aux pigeons ou poulet et aux amandes n’est qu’une introduction récente. Il est à noter que les tétouanais ont une pastilla qui leur est propre, et qui serait le résultat des vagues d’immigration de fassis vers la ville du Nord. Cette pastilla est préparée au poulet aux œufs et aux citrons confits. Si la pastilla au poulet et aux amandes était véritablement arabo-andalouse, on la retrouverait dans toute ville et tout pays où se sont installés des réfugiés arabo-andalous. Or, cette préparation est typiquement marocaine.

Par ailleurs, la préparation de la pastilla nécessite beaucoup de beurre, non seulement pour la préparation de la sauce, mais également pour le feuilletage. Or, la cuisine andalouse a toujours été basée sur de l’huile, et non du beurre qui était, jusqu’il y a environ 250 ans, seulement utilisé pour des fins pharmaceutiques comme pommade. En Espagne d’ailleurs, les feuilletés les plus connus sont les hojaldres et sont faits de lard et non pas de beurre. La Jûdhaba, quant à elle, est à base d’huile et de graisse et le feuilletage fait avec de l’huile. Par contre, la cuisine berbère est une cuisine qui utilise beaucoup le beurre ainsi que le smen (beurre clarifié).

De plus, les feuilles de pâte utilisées pour préparer la Jûdhaba nommées ruqaq/kunafa sont très différentes des feuilles de warqa. En effet, elles sont préparées à partir d’une pâte très liquide et cuites comme des crêpes. La warqa, telle qu’on la connaît serait, selon certains spécialistes, soit d’origine berbère, soit d’origine persane. Rappelons qu’il existe un pain berbère nommé aghroum isdiden dont la préparation et la cuisson sont équivalentes à celles de la warqa.

Comme la marmite de cuisson est assez profonde, la Jûdhaba est faite sur plusieurs couches et est beaucoup plus épaisse que la pastilla que l’on connaît. Le montage est d’ailleurs fort différent. Il est à noter que les œufs ne sont pas utilisés dans la Jûdhaba. Or, les œufs sont une marque de la cuisine berbère, puisqu’il existe notamment une pastilla berbère ancestrale faite avec de la viande, des œufs et du beurre rance nommée tarkhdoult.

 

La pastilla serait donc, avant tout, un plat berbère qui a été modifié au cours des siècles.

Mme Wolfert, suite à la lecture d’un ouvrage d’Émile Laoust, chercheur français spécialiste en culture berbère ayant enseigné à Rabat au début du 20ème siècle, définit le mot Bestila comme étant un plat berbère qui consiste en du poulet cuit dans une sauce au beurre et du safran. Une dame âgée de la région de Moulay Driss Zerhoun, avec laquelle nous avons eu l’occasion de nous entretenir, a parlé de ce plat comme étant une sauce qui servait autrefois à farcir des feuilles quasi-fines de pâte, semblables aux feuilles de Trid pour former des petits pains. Ce plat remonterait-il à l’antiquité?

Il est intéressant de constater que le mot latin pastillum désigne un petit pain ou un gâteau. Pastillum dérive du mot grec pasta, ou pâte de farine. En outre, nous savons qu’il y a eu une présence latine dans la région de Fès-Meknès, notamment à Volubilis, et que cette région a depuis très longtemps été peuplée par des tribus berbères.

Rappelons que Moulay Idriss II, fondateur de Fès, a acheté des terres aux tribus berbères Zwagha et Yazgha lorsqu’il voulait bâtir la ville et les villageois berbères ont été les premiers à peupler Fès dans Adwat AlQaraouiyine qui porte leur nom (Les villageois).

Les échanges de Fès avec l’Andalousie et les réfugiés arabo-andalous n’auraient laissé leur marque que dans l’ajout des amandes, dans le mélange du sucré et du salé et de la cuisson au four.

 

La pastilla aux pigeons et aux amandes

 

La pastilla d’origine est celle préparée aux pigeons et aux amandes. En arabe, tout comme autrefois, on l’appelle bastéla del hmam. Pendant les grandes occasions, elle s’appelait bastéla Ouazzania (d’Ouezzane) à Marrakech, ou bastéla bel qbab (aux coupoles) à Fès.

Pourquoi utiliser les pigeons? Autrefois, lors des grandes occasions et lorsqu’on avait des invités de marque, l’on se devait de leur servir des préparations à base de pigeons ou de cailles, ces deux viandes étant considérées comme une marque de raffinement extrême. L’utilisation des pigeons est un cachet de la cuisine des villes impériales.

Pourquoi Ouazzania ou bel qbab? La pastilla de Fès, à l’origine, était une pastilla dont le montage se faisait, selon Lalla Khadija, dans un grand moule de cuivre rond. L’originalité de ce moule venait du fait qu’il contenait des puits ou niches, que l’on remplissait d’amandes moulues. Le résultat final était une pastilla ronde par-dessus laquelle l’on pouvait voir des monticules de préparation d’amandes. Ce plat, devenu très rare, peut-être trouvé chez les vendeurs de cuivre ancien dans la médina de Fès ou de Marrakech.

Le plat rond que l’on connait, était plutôt utilisé pour préparer les variantes de la pastilla auxquelles les femmes de Fès ont donné jour. Des pastillas qui d’ailleurs, tombent dans l’oubli : La pastilla à la viande confite (Khlii), la pastilla à la viande hachée parfumée au beurre rance (smen), et la pastilla farcie avec une pâte d’amandes parfumée à la cannelle, à l’eau de fleur et à la gomme arabique, puis arrosée au miel.

La pastilla est toujours servie décorée avec du sucre glace et de la cannelle. Cette façon de servir les plats préparés avec la warqa est spécifique à l’ancienne cuisine de Fès. C’est ainsi que les briouates, feuilletés triangulaires, qu’ils soient préparés avec du poulet ou de la viande hachée, sont toujours servis avec de la cannelle et sucre glacé à côté. De même, le trid, qui consiste en des feuilles de pâte quasi-transparentes, appelé la pastilla du pauvre à Fès et qui est arrosé d’une sauce au poulet et aux oignons, est toujours servi avec un bol de sucre glace et un bol de cannelle.

 

La pastilla de nos jours

La migration des fassis lors du siècle dernier vers les villes du littoral, dont Rabat et Casablanca, a donné naissance à la pastilla aux fruits de mer.

La pastilla au poulet, adaptation allégée de la pastilla aux pigeons ancienne, est celle que l’on sert dans la plupart des restaurants ou des grandes occasions. Elle a été adoptée, en dehors de Fès, par différentes régions et villes du Maroc, et même dans l’Ouest de l’Algérie. D’ailleurs, Mr Wagda, dans son article sur l’étymologie du mot pastilla, précise que la pastilla est bel et bien marocaine bien qu’on la pratique dans l’Ouest de l’Algérie et dans la gastronomie maghrébine moderne. L’introduction de la pastilla en Algérie serait récente car aucuns des livres de cuisine algérienne anciens ne mentionne l’existence de ce plat. La version revendiquée par l’Algérie est celle de la pastilla au poulet et qui n’est qu’une variante récente de la pastilla traditionnelle et ancienne de Fès. Qui plus est, l’art de la cuisson du poulet de la pastilla avec du safran et beaucoup de coriandre et de persil est propre à la cuisine des villes impériales marocaines.

La pastilla, plat typique de la ville de Fès et de son art culinaire impérial, raconte l’histoire de la ville et du pays. C’est un plat qui résulte d’un mélange des différentes cultures ayant influencé la cuisine fassie et marocaine et qui représente tout ce qu’il y a de meilleur dans notre culture. S’y mêlent ainsi, des influences berbères, persanes, arabes et andalouses. La pastilla ne cesse d’être adoptée et adaptée, et l’on voit de nos jours de nouvelles pastillas apparaître sur les tables marocaines.